Vérité latérale

Extrait de « Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes » (Robert M. Pirsig):

Il prenait cette route pour gagner les hauteurs, puis il s’enfonçait dans la nature, avec son sac à dos, pour quatre ou cinq jours. Il ne redescendait que pour aller acheter quelques provisions. Ce besoin d’altitude était, chez lui, presque physiologique. Le fil de ses pensées était si long, si embrouillé, si abstrait, qu’il lui fallait tout le silence et l’espace de la montagne pour arriver à le dérouler, comme si les édifices fragiles qu’il passait des heures à échafauder ne pouvaient résister à la moindre distraction, à la moindre sollicitation extérieure. Même avant qu’il ne devienne fou, sa façon de penser ne ressemblait pas à celle des autres. Elle se situait au niveau où tout bouge et change, où les valeurs et les vérités institutionnelles disparaissent, et où l’on ne peut continuer à progresser que grâce à sa propre intelligence. Son échec universitaire l’avait libéré de toute obligation vis-à-vis de la tradition, et il avait acquis ainsi une indépendance que peu de gens connaissent. Il sentait que les écoles, les Eglises, gouvernements, organisations politiques diverses ont tendance à orienter la pensée vers autre chose que la vérité – à l’utiliser pour se perpétuer eux-mêmes en tant qu’institutions, et pour mieux contrôler les individus qui les servent. Il en vint à considérer son échec comme un accident heureux qui lui avait permis d’échapper au piège des vérités établies. Il lui avait fallu du temps, certes, pour comprendre ce processus, et réagir de cette manière. Au point que j’en perds moi-même le fil de mon histoire – car cette attitude n’a été la sienne que beaucoup plus tard.

Au début, Phèdre se contentait de chercher des vérités latérales. Non pas les vérités que recherche la science, et qu’elle attaque de front – mais celles qu’on arrive à attraper en biais, du coin de l’oeil. Dans un travail de laboratoire, quand toute une hypothèse s’écroule, quand les résultats sont peu concluants ou si inattendus qu’on ne peut rien tirer, on commence à regarder latéralement. Il devait employer ce mot « latéral » pour décrire un mode de croissance du savoir, qui ne se développe pas vers l’avant comme une flèche, mais vers le côté, comme cette autre flèche, dans la tête de l’archer qui a frappé au coeur de la cible et gagné le premier prix, mais qui se réveille la tête sur l’oreiller, aux premiers rayons du soleil matinal. La connaissance latérale, c’est la connaissance qui vient d’une direction totalement inattendue, et dont on ne soupçonnait même pas que c’était une direction. Les vérités latérales soulignent la fausseté des axiomes et postulats sur lesquels repose le système de recherche de la vérité qui a toujours été le nôtre.

5 février 2010. C'est pas moi qui l'ai dit.

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