Un arbre qui ne presse pas sa sève

« La solitude qui enveloppe les oeuvres d’art est infinie, et il n’est qui permette de moins les atteindre que la critique. Seul l’amour peut les appréhender, les saisir et faire preuve de justesse à leur endroit.

À chaque fois, dans toute discussion de ce genre, à l’égard de toute discussion de ce genre, à l’égard de toute recension ou de toute introduction de cet ordre, donnez-vous raison, à vous et à votre sentiment, et si toutefois vous devez avoir tort, c’est la croissance naturelle de votre vie intérieure qui lentement et avec le temps vous conduira vers d’autres conceptions. Conservez à vos jugements leur évolution propre, leur développement calme et sans perturbation, qui, comme tout progrès, doit avoir de profondes racines et n’être pressé par rien ni accéléré. Tout est d’abord mené à terme, puis mis au monde. Laisser s’épanouir toute impression et tout germe d’un sentiment au plus profond de soi, dans l’obscurité, dans l’ineffable, dans l’inconscient, dans cette région où notre propre entendement n’accède pas, attendre en toute humilité et patience l’heure où l’on accouchera d’une clarté neuve: c’est cela seulement qui est vivre en artiste, dans l’intelligence des choses comme dans la création.

Le temps n’est plus alors une mesure appropriée, une année n’est pas un critère, et dix ans ne sont rien; être artiste veut dire ne pas calculer, ne pas compter, mûrir tel un arbre qui ne presse pas sa sève, et qui, confiant, se dresse dans les tempêtes printanières sans craindre que l’été puisse ne pas venir. Or il viendra pourtant. Mais il ne vient que pour ceux qui sont patients, qui vivent comme s’ils avaient l’éternité devant eux, si sereinement tranquille et vaste. »

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

15 avril 2012. Étiquettes : . Uncategorized. Laisser un commentaire.

Mon ami le crayon gris

À l’école, quand j’étais enfant, j’étais terrorisé par la dictée. J’étais pourtant l’un des meilleurs de la classe en orthographe. Mais j’avais si peur de ne pas réussir à écrire assez vite que ma main se mettait à trembler, et bientôt je n’arrivais plus à former que des lettres tremblotantes et illisibles. Une fois, la crise fut si grave que la maîtresse dût m’allonger dans un coin de la salle de classe. Les conséquences étaient nulles. Pourtant, pour moi, c’était le drame. Je redoutais des semaines à l’avance le jour fatidique de la dictée.

En fait, pour être plus précis, les problèmes ont commencé au moment où nous avons passé du crayon gris à la plume – une plume de marque « Pelikan » bleue, pour les intimes. C’est un détail maintenant mais à l’époque, c’était l’une des bornes qui marquait une nouvelle étape vers l’âge adulte. Un passage constamment attendu et, une fois atteint, à jamais regretté – vous connaissez la chanson. La plume, c’est du sérieux, parce que l’encre tache si on ne fait pas attention et on ne peut retravailler le texte que par le biais d’un instrument compliqué et salissant: l’effaceur. Autrement dit, plus le droit à l’erreur. Pour un gamin de huit ans, c’est traumatisant.

À côté de la plume, le crayon gris prenait pour moi des allures de paradis perdu (à cause de quel péché originel, je me le demande encore). Un coup de gomme, et les erreurs n’ont jamais existé. Quel pied! C’est la douce joie de la sécurité: le trapéziste a besoin du filet pour réussir son triple salto. Ici, la sécurité, c’est l’assurance que tout est éphémère, parce que la trace de la mine pâlit et finit par disparaître. Même les plus grosses erreurs finissent par s’estomper, s’oublier.

Donc, on me proposa d’écrire au crayon gris et je continuai mes dictées et ma scolarité sans peine. Aujourd’hui, tout ça n’a plus d’importance, et j’écris même au stylo bille, voire au marker indélébile – tellement chus un gue-din! Par contre, j’ai toujours besoin de croire que tout ce que j’écris pourrait être effacé, que rien ne reste gravé, que rien ne reste grave. Voilà pour l’éloge du crayon gris.

5 février 2010. Uncategorized. Laisser un commentaire.