En finir avec le dualisme raison versus émotion

Dédicacé à Modprobe…

Nous sommes aujourd’hui submergés par un amoncellement de données scientifiques, rassemblées à l’aveuglette, parce qu’il n’existe pas de schéma directeur permettant de comprendre la création dans les sciences. Nous sommes submergés par un foisonnement de nouveau procédés pseudo-artistiques, parce qu’il n’existe aucune tentative de renouvellement en profondeur. Nous formons des artistes sans connaissances scientifiques, et des savants qui ne connaissent rien à l’art. Ni les uns ni les autres n’ont aucun sens de la spiritualité profonde. Le résultat est abominable. il est plus que temps de réunifier l’art et la technique.

(…)

La sérénité n’est pas un élément superflu de la technique. Elle est fondamentale. Les instruments de mesure, d’observation, de contrôle, les examens et les vérifications ont pour but final d’assurer la sérénité des techniciens responsables. Ce qui compte en définitive, c’est leur sérénité. Elle est indispensable pour percevoir la qualité véritable, celle qui transcende la qualité romantique [artistique] et la qualité classique [technique], et qui les unit, et qui doit guider le travail au fur et à mesure de son déroulement. Pour percevoir la valeur d’un travail, et pour comprendre les raisons de cette valeur, pour communiquer avec son oeuvre, il faut cultiver une profonde tranquillité d’esprit, une sérénité qui permette l’illumination devant la Qualité.

J’ai parlé de sérénité profonde. Elle n’a pas de relation directe avec les conditions extérieures. Elle peut toucher le moine au sein de sa méditation, le soldat au coeur de la bataille, comme l’ouvrier fignolant sa pièce au centième de millimètre. Elle implique l’oubli de soi, qui entraîne l’identification complète avec le milieu ambiant, et il y a des niveaux variables de cette identification, comme il y a des niveaux de la sérénité, tout aussi difficiles à atteindre que les degrés correspondants de l’ouvrage à effectuer. Les sommets du travail pratique ne sont qu’une direction dans la découverte de la Qualité. Ils n’ont que peu de signification, et sont sûrement difficiles à atteindre, si l’on ne sait pas d’abord plonger dans l’océan de la conscience profonde – si différente de la conscience de soi. Seule la sérénité permet cet approfondissement.

Elle comporte trois niveaux: la paix du corps – qui semble la plus facile à obtenir, encore que, dans ce domaine, on puisse distinguer plusieurs degrés, comme en témoignent les mystiques hindous qui peuvent rester plusieurs jours enterrés; la paix de l’esprit, où l’on se libère de toute pensée vagabonde; la paix de l’âme, par laquelle on se libère de tout désir, mais par laquelle on parvient à accomplir, sans désir, tous les actes de la vie. Cette paix de l’âme est la paix suprême, la plus dure à conquérir.

J’ai souvent pensé qu’elle était semblable à la tranquillité du pêcheur à la ligne – ce qui expliquerait la popularité de ce sport. Assis au bord de la rivière, sans bouger, sans penser à rien, sans se faire de souci, le pêcheur sent s’effacer les tensions et les frustrations internes qui l’ont empêché jusqu’alors de résoudre ses problèmes.

Bien évidemment, il n’est pas besoin d’aller à la pêche avant de réparer sa moto. Il suffit d’une tasse de café, d’une balade autour du quartier, de cinq minutes de silence, avant de commencer, pour éprouver la montée de cette sérénité profonde, qui met tout en lumière, et qui porte en elle le goût du travail bien fait, le désir de la Qualité.

Je crois que lorsqu’on fait de ce concept de sérénité le centre du travail technique il se produit une fusion des qualités classique et romantique, à un niveau fondamental, et dans un contexte pratique. J’ai dit qu’on pouvait voir cette fusion à l’oeuvre chez certains mécaniciens et ouvriers qualifiés. On en voit le résultat dans leur travail. Dire que ce ne sont pas des artistes, c’est ne rien comprendre à la nature de l’art. Ils ont de la patience, du soin et portent de l’attention à ce qu’ils font – mais plus encore: leur paix intérieure n’a rien d’artificiel, elle résulte d’une harmonie avec leur travail. Le travail ne prime pas sur l’ouvrier, ni l’ouvrier sur le travail. La matière travaillée et les pensées de l’artisan se modifient simultanément dans une progression constante, jusqu’à ce que la pensée de l’homme soit au repos, et le produit achevé.

Nous avons tous connu de tels moments quand nous accomplissions une tâche qui nous tenait à coeur. mais, malheureusement ces moments sont le plus souvent dissociés du travail. Le mécanicien dont je parle ne connaît pas cette dissociation. On dit qu’il s’intéresse à ce qu’il fait, qu’il est concerné par son travail, et ce qui permet cette identification, aux frontières de la conscience, c’est le sens de l’unité entre le sujet et l’objet. Il y a une quantité d’expressions familières, comme « être dans le coup », qui reflètent ce refus du dualisme sujet/objet, parce que c’est une attitude courante de l’intelligence populaire mais il y a peu de termes scientifiques qui rendent compte de cette notion, parce que les scientifiques refusent de comprendre ce type d’intelligence, en adoptant comme préalable le point de vue du dualisme formel [différenciation entre le sujet et l’objet].

Les bouddhistes zen parlent de la « position assise ». C’est une pratique de méditation, dans laquelle l’idée d’une distinction entre le soi et les objets ne domine pas la conscience. Quand je parle de l’entretien des motocyclettes, je sous-entends une « position contemplative » où l’on élimine de même cette distinction. Quand on n’est pas dominé par le sentiment d’une séparation d’avec son travail, on peut dire qu’on se consacre vraiment à ce qu’on fait. C’est cela l’attention véritable: un sentiment d’identification avec ce que l’on fait. Et, quand on éprouve ce sentiment, on en perçoit aussi l’autre face: la Qualité elle-même.

Aussi convient-il, lorsqu’on travail sur une motocyclette, ou lorsqu’on se consacre à n’importe quelle autre tâche, de cultiver la sérénité; elle permet de demeurer en union avec le monde extérieur. Quand on y parvient, tout le reste s’ensuit naturellement. La sérénité permet de découvrir les vraies valeurs, et les vraies valeurs permettent les pensées justes, qui entraînent les gestes exacts. L’oeuvre qui en résulte est alors le reflet matériel et visible de la sérénité de celui qui l’accomplit. (…)

Je crois que, si nous devons réformer le monde et en faire le séjour d’une vie meilleure, la voie n’est pas dans les discours sur les structures politiques, qui sont inévitablement dualistes, fondés sur les rapports des sujets et des objets; elle n’est pas non plus dans les programmes qui régentent le travail des autres. Je crois que c’est mettre la charrue avant les boeufs. Tout programme de caractère politique est le résultat final de l’emprise de la Qualité sur la société. Il ne peut être efficace que si l’infrastructure des valeurs sociales est correcte – et les valeurs sociales ne peuvent être correctes qui se les valeurs individuelles le sont. Pour améliorer le monde, il faut commencer par améliorer son propre coeur, et sa tête, et ses mains – puis avancer, progressivement, vers le reste du monde. D’autres parleront de la destinée de l’humanité. Moi, je veux seulement parler de l’entretien des motocyclettes.

Extrait de « Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes » (Robert M. Pirsig)

Il n’y a pas que Pirsig qui arrive à cette conclusion… (il y a de la pub au début mais j’ai choisi ce lien parce qu’il y a le texte en bas de la vidéo). Bien sûr, ce n’est pas d’arriver à une conclusion qui est important ici.

Mais quand même: à quand un parti politique prônant la sérénité et la qualité? Evidemment, aucune chance de gagner des élections, mais ça permettra peut-être à quelques étoiles parsemées dans l’univers de se sentir un peu moins seules…

12 février 2010. C'est pas moi qui l'ai dit.

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